La boss

IMG_8610C’est l’histoire d’une bosse, la tienne, la mienne, la nôtre, celle du voisin, d’un cousin, d’une mère, d’un frère, d’une amie, ou de l’amie de son amie. C’est une bosse qui se pointe comme ça un jour, sans crier gare et qui met ta vie sans dessus dessous. La tienne, la mienne, celle du voisin, de notre père, de notre frère, de la famille au grand complet et de la communauté parce qu’elle impacte  notre inconscient collectif en même temps qu’on la tient sous silence, tant la peur nous bâillonne, nous emprisonne, tant le corps est nié dans notre société tandis que les émotions sont bafouées, confinées.

C’est pour ça que j’ai envie de dire, de murmurer de chuchoter, même si cela me gêne terriblement, m’a fait trembler de honte, d’avoir autant trébuché et que je me questionne sur la nécessité d’étaler ma vie privée. En même temps ma vie c’est celle que je vis, il n’y en a pas une pour moi, une autre pour la yourte, une autre avec les chevaux ou en présence des médias. J’ai toujours souhaité que ma vie se fasse dans un continuum parce que c’est comme que je vis, parce que c’est de là que je tisse mon inspiration, que je deviens qui je suis. C’est beaucoup d’authenticité, d’humilité, de doute, de vulnérabilité … mais c’est aussi bcp d’espoir. La possibilité de contribuer à un monde fait de plus de respect, d’accueil, de sincérité, de confiance, de tissage, de quête de sens et de rituels pour soutenir tout ça.

Alors voilà, un soir tard, alors que je venais d’accomplir un rituel, extrêmement exigeant dans lequel je ne m’étais pas sentie respectée, sans pour autant parvenir à reprendre mon pouvoir (ce qui ne m’étais jamais arrivée) j’arrivais furieuse dans la chambre, me déshabillais pour enfin mettre un terme à l’exigence de cette journée. C’est là que ma main a effleuré mon sein et senti une bosse. Une boss qui allait devenir la boss. Celle qui allait régenter ma vie.
Le long frisson qui s’en est suivi, m’a indiqué tout de suite « la gravité de la situation ». C’était le début d’une longue marche, de grandes prises de conscience et de nombreuses guérisons, même si cela a commencé par du déni… n’en parler à personne pour ne pas que ça devienne vrai, ne pas donner prise à cela sur ma vie…
Et puis cette peur de lâcher une bombe sur la vie de ma famille et l’inquiétude dans laquelle cela allait les emporter, sachant pertinemment que je réveillais notre peur à tous de perdre… perdre un être cher, précieux. De ces pertes dont à appris à se remettre mais dont chaque jour porte la cicatrice.
Et mes amours d’enfants libres et sauvages voilà que je les entourais de barbelés.
Qu’est-ce que j’allais leur dire, comment j’allais prendre soin ?
Et la yourte, les accompagnements ?
De quoi j’aurai l’air à accompagner les femmes alors que je me rétamais dans ma propre vie ?
Où était la cohérence ?
Qui se sentirait inspirer pour souffler du mieux dans son existence, alléger ses enjeux, se sentir en confiance, devant ma face de cancéreuse chauve aux traits tirés ? Comme inspiration on pouvait trouver mieux !
Et mes chevaux d’amour qui allait s’en occuper ?
Et mes cheveux, mes si longs cheveux ?
Mon image, mon charisme, mon identité, mon attachement culturel.
Oserais-je vraiment me montrer à nue ? Assumer publiquement l’herbe coupées sous mes pieds, les tremblements que je ressentais au fond de moi, la peur d’être jugée sur la place publique.
Les réminiscences de mes ancêtres rasées et brulées vives n’étaient pas loin.
Qu’est-ce que l’on avait fait, nous les femmes pour mériter cela ?
Qu’inspirions-nous de si effrayant pour que l’on nous afflige tant de jugements conduisant à tant de souffrance ?

Ma vie s’écroulait petit à petit à mesure que le dédale hospitalier m’avalait.
En même temps j’y ai rencontré une Fée chirurgienne et d’autres vraiment bien veillantes. J’y ai aussi rencontré des hommes bien sareauté dans leur pouvoir, dans leur regard hautain, semblant nourris de ma gêne et de ma peur, puis aussi des extrêmement rigides hommes et femmes qui m’ont mis le feu aux fesses, m’ont donné envie de fuir, loin très loin. De me sauver, de retourner me mettre à l’abri dans la forêt, là où je sais quoi faire, là où j’ai des repères, là où cela fait sens avec mon essence.

A force de rdv, de questions, de revendications, de réflexions, j’ai consenti à l’opération et décliné la suite des traitements. A la place je suis partie en Arizona, auprès d’une famille Navajo, à la rencontre des chevaux sauvages, de cette Terre rouge que j’aime tant et d’un homme Medecine et d’une grand-mère qui m’a profondément émue. Le retour du voyage a été dur, il m’a fallu croire en moi, apprendre à vivre avec une épée de Damoclès, et me transformer tantôt en doctorante en oncologie, en apothicaire, en herboriste, en gestionnaire de commande et le pire du pire, après avoir préparé toutes ces mixtures de curcuma, de cannabis, de plantes chinoises et locales, de teintures mères, d’une foule de champignons, il me restait à les ingurgiter… malgré la fatigue, le gout horrible, les longs frissons qui s’en suivaient. Sans parler de la sensation de manque et de la difficulté à me faire du bien et à me réconforter suite à l’arrêt du sucre, du gluten et des produits laitiers. S’ajoutait à cela le fait d’apprendre à cuisiner autrement et de souvent devoir cuisiner deux repas différents, la famille n’ayant pas à payer chaque jour les conséquences de mon nouveau régime alimentaire. Et toujours cette sensation d’être privée, du bon, du doux, de ma vie que j’aimais tant.
Ce vieux réflexe catholique de devoir expié de quelque chose… une faute commise, mais incomprise.

Au fil des mois il s’est passé plein de choses. Pressée par la maladie, contrainte de guérir j’ai appris à prendre conscience de mes besoins, à les nommer un peu. J’ai appris à poser des limites autant à la maison qu’à la yourte, j’ai consenti à m’écouter même si cela ne comblait pas tout le monde, j’ai appris à me CHOISIR, à me donner le DROIT, à être mon alliée. J’ai médité, prié, chanté, honoré fait de petits et longs rituels qui m’ont transporté dans des chemins parfois connus et d’autres totalement inexplorés. Je me suis engagée auprès des chevaux plus que jamais, ou alors ce sont eux qui se sont engagés envers moi. Une chose est sure ils m’ont beaucoup aidé en étant près de moi, en se tenant à mes côtés, en m’accueillant parmi eux jour après jour, en m’apprenant et m’enseignant. Tout cela étant magnifié et supporté par la formation que j’ai choisi de faire en même temps afin d’être accréditée pour faciliter des accompagnements avec les chevaux. Un monde fabuleux s’est ouvert encore plus grand et m’a donné à vivre. Ressentir la vie ! Me laisser émouvoir ! Et partager cela avec les enfants, mon compagnon, mes parents et les femmes et les hommes qui venaient à la yourte et prendre part aux cercles avec les chevaux.

Après m’être permis d’avoir chanté tout un été et tout un automne, après cette grande permission à vivre que je m’étais donnée, après avoir fait fi de cette épée au-dessus de ma tête je me suis résignée à aller consulter. Être sûre que rien n’avait couru ailleurs, outre cette petite bosse avec laquelle je dialoguais régulièrement, qui grossissait et rapetissait au fil des évènements de ma vie, qui faisait mal par moment au point d’avoir l’envie de l’extraire moi-même, qui menaçait de percer, d’éclater, ce que j’aurai tant aimé et ai accompagné de cataplasme de choux et d’argile, d’huiles essentielles, de massages et prières. Les nouvelles ont été bonnes; au terme de deux ans il n’y avait rien excepté cette petite bosse. J’ai alors senti qu’il était temps d’asséner le coup final tant que le cancer n’était pas fort et que moi j’avais toutes mes forces. J’ai senti qu’une partie de moi devait consentir et mettre un genou à terre, accepter de perdre, de faire confiance au processus, de m’en remettre à plus grand pour mieux me renouveler, renaitre. Et ça je sais que sans la chimio je n’aurai pu le faire, il me fallait un vis-à-vis plus fort que moi.

C’est comme ça que j’ai mis un doigt dans l’engrange qui certains jours menace de m’avaler la manche au grand complet et parfois davantage.
C’est comme ça que je goute à la colère et l’incompréhension des dérives de la surcharge d’un tel système qui se situe très très loin de la santé.
C’est comme ça aussi que je rencontre des humains extraordinaires, attentionnées et dévouées.
C’est comme ça que j’apprends à faire la part des choses, un pas de côté pour mieux regarder, plus avec le cœur et moins avec la tête qui juge.
C’est comme ça que j’emmène toujours des fleurs à l’hôpital pour moi, pour les infirmières ou le préposé à l’accueil.
C’est comme ça que j’entends des bribes d’histoires bien plus souffrantes que la mienne.
C’est comme ça que je reviens à la maison en forme avant de me déliter les jours d’après où j’ai l’impression de devenir une petite chose qui disparaît chaque jour un peu plus.
C’est comme ça que je fais la sieste avec les chevaux.
C’est comme ça qu’après 4 jours je reviens à la vie avec l’impression d’une résurrection, d’être à nouveau invincible et qu’alors les jours et les nuits ne me suffisent pas pour profiter de ma vie !!!
C’est comme ça que je réouvre les portes de la yourte, l’enclos des chevaux plus uniquement pour moi mais pour tous ceux et celles qui en ont besoin.
C’est comme ça que je mets la main à mon dernier manuscrit et sculpte des projets pour l’été à venir, tant à la yourte qu’en famille.
C’est comme ça que mes amies viennent jaser au coin de la galerie m’apportant de grands plats cuisinés et des petites douceurs, m’accompagnant de rituels, de mots doux et de rires fleuris dans un temps calme et tranquille au cours duquel je n’ai rien à faire, si ce n’est profiter du moment d’être bien ensemble, sans que j’ai à porter, nourrir ou supporter quoi que ce soit.
C’est comme ça que mon père et mon fils ont rentré du foin pour les chevaux, que mon homme s’implique dans la maison comme jamais, que mes enfants chacun à leur façon me gâtent, me veillent et me chérissent, que mon frère prend des nouvelles plus souvent que d’ordinaire, que ma belle-sœur nous visite régulièrement avec sa façon bien à elle de prendre soin et d’écouter, que ma mère est venu m’aider à faire le jardin et que nous avons tous ensemble partagé des moments si doux.
C’est comme ça qu’avec la chimio qui me contraint à ralentir, qui pèse sur mon quotidien, qui a transformé ma chevelure de femmes en sauvage en coco de moine que je deviens visible dans ce grand rite de passage et qu’il devient alors possible pour les miens de réaliser ce que je vis et de s’impliquer.
C’est comme ça que je suis devenue visible. Pas forcément de la façon dont j’aurai voulu; forte, fière, capable, à la hauteur, belle, énergique !
Non je deviens visible part tout ce que je ne peux plus faire, par mes mots qui mettent parfois plus de temps pour trouver leur chemin, par mon coco tantôt à l’air libre tantôt emmitouflé, par mes larmes par moments et mon moral Soleil à d’autres. Mais aussi par le fait que parfois j’arrive à dire, à demander, à poser mes limites, à me choisir.
C’est comme ça que le temps ralentit, pour prêter vie à des espaces qui n’ont jamais existé.
C’est comme ça que le rite opère.
C’est comme ça que je suis pleine de gratitude pour toutes les petites choses de la vie qui me touchent, m’émeuvent et me bouleversent.
C’est comme ça que je savoure le moment présent autant que je continue de regarder loin, tout en prenant soin de mon passé. Car c’est lien que se tient le cancer, à la lisière du passé, du présent et du futur en me demandant de pacifier le passé, de m’en occuper au présent, de prendre acte, pour créer un nouveau futur guérit, apaisé, allégé, tant pour moi que pour ma lignée.
C’est comme ça que mes grands-mères m’accompagner et frôlent.
C’est comme ça que je créé des rituels pour moi, mais qui je le sais doivent aussi être partagés pour que la Medecine suive son cours, pour que ce qui passe à travers moi devienne accessible et puisse continuer de servir.
C’est comme ça que je me retrouve à vous écrire ces quelques mots d’une grande intimité, pour libérer la parole, sortir de nos tabous et enfin entrer dans nos corps, écouter nos cœurs, accueillir nos émotions, les tiennes, les miennes, les nôtres, celles de ta voisine, de ta belle-sœur, de ton neveux, de ton professeur, du chauffeur de taxi, de l’homme violent, de la femme à l’épicerie, de l’enfant blessé, de l’animal anxieux, de l’arbre coupé… de la communauté et de tout le clan, car nous sommes tous reliés.